Poésies sur Pégase
L'Albatros, Charles Beaudelaire
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Pégase, Pierre LOUŸS (1870-1925)
De ses quatre pieds purs faisant feu sur le sol,
La Bête chimérique et blanche s'écartèle,
Et son vierge poitrail qu'homme ni dieu n'attelle
S'éploie en un vivace et mystérieux vol.
Il monte, et la crinière éparse en auréole
Du cheval décroissant fait un astre immortel
Qui resplendit dans l'or du ciel nocturne, tel
Orion scintillant à l'air glacé d'Éole.
Et comme au temps où les esprits libres et beaux
Buvaient au flot sacré jailli sous les sabots
L'illusion des sidérales chevauchées,
Les Poètes en deuil de leurs cultes perdus
Imaginent encor sous leurs mains approchées
L'étalon blanc bondir dans les cieux défendus.
Le Cheval, Victor Hugo
Je l'avais saisi par la bride ;
Je tirais, les poings dans les nœuds,
Ayant dans les sourcils la ride
De cet effort vertigineux.
C'était le grand cheval de gloire,
Né de la mer comme Astarté,
A qui l'aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté ;
L'alérion aux bonds sublimes,
Qui se cabre, immense, indompté,
Plein du hennissement des cimes,
Dans la bleue immortalité.
Tout génie, élevant sa coupe,
Dressant sa torche, au fond des cieux,
Superbe, a passé sur la croupe
De ce monstre mystérieux.
Les poètes et les prophètes,
O terre, tu les reconnais
Aux brûlures que leur ont faites
Les étoiles de son harnais.
Il souffle l'ode, l'épopée,
Le drame, les puissants effrois,
Hors des fourreaux les coups d'épée,
Les forfaits hors du cœur des rois.
Père de la source sereine,
Il fait du rocher ténébreux
Jaillir pour les grecs Hippocrène,
Et Raphidium pour les hébreux.
Il traverse l'Apocalypse ;
Pâle, il a la mort sur son dos.
Sa grande aile brumeuse éclipse
La lune devant Ténédos.
Le cri d'Amos, l'humeur d'Achille
Gonfle sa narine et lui sied ;
La mesure du vers d'Eschyle,
C'est le battement de son pied.
Sur le fruit mort il penche l'arbre,
Les mères sur l'enfant tombé ;
Lugubre, il fait Rachel de marbre,
Il fait de pierre Niobé.
Quand il part, l'idée est sa cible ;
Quand il se dresse, crins au vent,
L'ouverture de l'impossible
Luit sous ses deux pieds de devant.
Il défie Eclair à la course ;
Il a le Pinde, il aime Endor ;
Fauve, il pourrait relayer l'Ourse
Qui traîne le Chariot d'or.
Il plonge au noir zénith ; il joue
Avec tout ce qu'on peut oser ;
Le zodiaque, énorme roue,
A failli parfois l'écraser.
Dieu fit le gouffre à son usage.
Il lui faut les cieux non frayés,
L'essor fou, l'ombre, et le paysage
Au-dessus de pics foudroyés.
Dans les vastes brumes funèbres
Il vole, il plane ; il a l'amour
De se ruer dans les ténèbres
Jusqu'à ce qu'il trouve le jour.
Sa prunelle sauvage et forte
Fixe sur l'homme, atome nu,
L'effrayant regard qu'on rapporte
De ces courses dans l'inconnu.
Il n'est docile, il n'est propice
Qu'à celui qui, la lyre en main,
Le pousse dans le précipice,
Au-delà de l'esprit humain.
Son écurie, où vit la fée,
Veut un divin palefrenier ;
Le premier s'appelait Orphée,
Et le dernier, André Chénier.
Il domine notre âme entière ;
Ezéchiel sous le palmier
L'attend, et c'est dans sa litière
Que Job prend son tas de fumier.
Malheur à celui qu'il étonne
Ou qui veut jouer avec lui !
Il ressemble au couchant d'automne
Dans son inexorable ennui.
Plus d'un sur son dos se déforme ;
Il hait le joug et le collier ;
Sa fonction est d'être énorme
Sans s'occuper du cavalier.
Sans patience et sans clémence,
Il laisse, en son vol effréné,
Derrière sa ruade immense
Malebranche désarçonné.
Son flanc ruisselant d'étincelles
Porte le reste du lien
Qu'ont tâché de lui mettre aux ailes
Despréaux et Quintilien.
Pensif, j'entraînais loin des crimes,
Des dieux, des rois, de la douleur,
Ce sombre cheval des abîmes
Vers le pré de l'idylle en fleur.
Je le tirais vers la prairie
Où l'aube, qui vient s'y poser,
Fait naître l'éplogue attendrie
Entre le rire et le baiser.
C'est là que croît, dans la ravine
Où fuit Plaute, ou Racan se plaît,
L'épigramme, cette aubépine,
Et ce trèfle, le triolet.
C'est là que l'abbé Chaulieu prêche,
Et que verdit sous les buissons
Toute cette herbe tendre et fraîche
Ou Segrais cueille ses chansons.
Le cheval luttait ; ses prunelles,
Comme le glaive et l'yatagan,
Brillaient ; il secouait ses ailes
Avec des souffles d'ouragan.
Il voulait retourner au gouffre ;
Il reculait, prodigieux,
Ayant dans ses naseaux le soufre
Et l'âme du monde en ses yeux.
Il hennissait vers l'invisible ;
Il appelait l'ombre au secours ;
A ses appels le ciel terrible
Remuait des tonnerres sourds.
Les bacchantes heurtaient leurs sistres,
Les sphinx ouvraient leurs yeux profonds ;
On voyait, à leurs doigts sinistres,
S'allonger l'ongle des griffons.
Les constellations en flamme
Frissonnaient à son cri vivant
Comme dans la main d'une femme
Une lampe se courbe au vent.
Chaque fois que son aile sombre
Battait le vaste azur terni,
Tous les groupes d'astres de l'ombre
S'effarouchaient dans l'infini.
Moi, sans quitter la plate-longe,
Sans le lâcher, je lui montrais
Le pré charmant, couleur de songe,
Où le vers rit sous l'antre frais.
Je lui montrais le champ, l'ombrage,
Les gazons par juin attiédis ;
Je lui montrais le pâturage
Que nous appelons paradis.
- Que fais-tu là ? me dit Virgile.
Et je répondis, tout couvert
De l'écume du monstre agile :
- Maître, je mets Pégase au vert."
Elégies, XXXI, André Chénier
Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Dans vos saintes forêts daignez guider mes pas.
J'ose, nouveau pontife, aux antres du Parnasse,
Mêler des chants français dans les chœurs de la Grèce.
Dites en quel vallon vos écrits médités
Soumirent à vos vœux les plus rares beautés.
Qu'aisément à ce prix un jeune cœur s'embrase.
Je n'ai point pour la gloire inquiété Pégase.
L'obscurité tranquille est plus chère à mes yeux
Que de ses favoris l'éclat laborieux.
Peut-être, n'écoutant qu'une jeune manie,
J'eusse aux rayons d'Homère allumé mon génie,
Et d'un essor nouveau, jusqu'à lui m'élevant,
Volé de bouche en bouche heureux et triomphant.
Mais la tendre Élégie et sa grâce touchante
M'ont séduit : l'Élégie à la voix gémissante,
Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars ;
Belle, levant au ciel ses humides regards,
Sur un axe brillant c'est moi qui la promène
Parmi tous ces palais dont s'enrichit la Seine ;
Le peuple des Amours y marche auprès de nous ;
La lyre est dans leurs mains. Cortége aimable et doux,
Qu'aux fêtes de la Grèce enleva l'Italie !
Et ma fière Camille est la sœur de Délie.
L'Élégie, ô Le Brun ! renaît dans nos chansons,
Et les Muses pour elle ont amolli nos sons.
Avant que leur projet, qui fut bientôt le nôtre,
Pour devenir amis nous offrit l'un à l'autre,
Elle avait ton amour, comme elle avait le mien ;
Elle allait de ta lyre implorer le soutien.
Pour montrer dans Paris sa langueur séduisante,
Elle implorait aussi ma lyre complaisante.
Femme, et pleine d'attraits, et fille de Vénus,
Elle avait deux amants l'un à l'autre inconnus.
J'ai vu qu'à ses faveurs ta part est la plus belle ;
Et pourtant je me plais à lui rester fidèle,
A voir mon vers au rire, aux pleurs abandonné,
De rose ou de cyprès par elle couronné.
Par la lyre attendris, les rochers du Riphée
Se pressaient, nous dit-on, sur les traces d'Orphée.
Des murs fils de la lyre ont gardé les Thébains ;
Arion à la lyre a dû de longs destins.
Je lui dois des plaisirs : j'ai vu plus d'une belle,
A mes accents émue, accuser l'infidèle
Qui me faisait pleurer et dont j'étais trahi,
Et souhaiter l'amour de qui le sent ainsi.
Mais, Dieux que de plaisir quand, muette, immobile,
Mes i-liants font soupirer ma naïve Camille ;
Quand mon vers, tour à tour humble, doux, outrageant,
Éveille sur sa bouche un sourire indulgent ;
Quand ma voix altérée enflammant son visage,
Son baiser vole et vient l'arrêter au passage !
Oh ! je ne quitte plus ces bosquets enchanteurs
Où rêva mon ïibulle aux soupirs séducteurs,
Où le feuillage encor dit Corinne charmante,
Où Cinthie est écrite en l'écorce odorante,
Où les sentiers français ne me conduisaient pas,
Où mes pas de Le Brun ont rencontré les pas.
Ainsi, que mes écrits, enfants de ma jeunesse,
Soient un code d'amour, de plaisir, de tendresse ;
Que partout de Vénus ils dispersent les traits ;
Que ma voix, que mon âme, y vivent à jamais ;
Qu'une jeune beauté, sur la plume et la soie,
Attendant le mortel qui fait toute sa joie,
S'amuse à mes chansons, y médite à loisir
Les baisers dont bientôt elle veut l'accueillir.
Qu'à bien aimer tous deux mes chansons les excitent ;
Qu'ils s'adressent mes vers, qu'ensemble ils les récitent
Lassés de leurs plaisirs, qu'aux feux de mes pinceaux
Ils s'animent encore à des plaisirs nouveaux ;
Qu'au matin sur sa couche, à me lire empressée,
Lise du cloître austère éloigne sa pensée ;
Chaque bruit qu'elle entend, que sa tremblante main
Me glisse dans ses draps et tout près de son sein ;
Qu'un jeune homme, agité d'une flamme inconnue,
S'écrie aux doux tableaux de ma muse ingénue :
— « Ce poète amoureux, qui me connaît si bien,
Quand il a peint son cœur, avait lu dans le mien. » —
Épigramme, François MAYNARD
Un rare écrivain comme toi
Devrait enrichir sa famille
D'autant d'argent que le feu roi
En avait mis dans la Bastille.
Mais les vers ont perdu leur prix,
Et pour les excellents esprits
La faveur des princes est morte.
Malheur, en cet âge brutal,
Pégase est un cheval qui porte
Les grands hommes à l’hôpital.
Le bocage royal, Epitre à Jean Galland, Ronsard
Ainsi la Poésie en la jeune saison
Bouillonne dans nos cœurs ; qui n'a soin de raison
Serve de l'appétit, et brusquement anime
D'un Poète gaillard la fureur magnanime :
Il devient amoureux, il suit les grands Seigneurs,
Il aime les faveurs, il cherche les honneurs,
Et plein de passions en l'esprit ne repose
Que de nuit et de jour ardent il ne compose ;
Soupçonneux, furieux, superbe et dédaigneux ;
Et de lui seulement curieux et songeux,
Se feignant quelque Dieu : tant la rage felonne
De sou jeune désir son courage aiguillonne.
Mais quand trente cinq ans ou quarante ont tiedi,
Ou plutôt refroidi le sang accouardi,
Et que les cheveux blancs des cathares apportent,
Et que les genoux froids leur bâtiment ne portent,
Et que le front se ride en diverses façons ;
Lors la Muse s'enfuit et nos belles chansons,
Pégase se tarit, et n'y a plus de trace
Qui nous puisse conduire au sommet de Parnasse :
Nos Lauriers sont séchés, et le train de nos vers
Se présente à nos yeux boiteux et de travers :
Toujours quelque malheur en marchant les retarde,
Et comme par dépit la Muse les regarde :
Car l'âme leur défaut, la force, et la grandeur
Que produisent le sang en sa première ardeur.
Et pource si quelqu'un désire être Poète,
Il faut que sans vieillir être jeune il souhaite,
Prompt, gaillard, amoureux : car depuis que le temps
Aura dessus sa teste amassé quarante ans,
Ainsi qu'un Rossignol tiendra la bouche close,
Qui près de ses petits sans chanter se repose.
La Fontaine, épitre XVI
Du Pégase à la corne dure,
Et ne saurois à la Couture'
Trouver de plus fine monture.
Mais prends garde, je te conjure,
Qu'il ne t'affole la fressure,
Ou fasse au chef une blessure
Qui soit de difficile cure ;
Car il est gai de sa nature,
Fringant, délicat d'embouchure,
Et ce n'est pas chose trop sûre
Que d'y monter à l'aventure.
Si tu le domptes, je t'assure
Qu'un jour chez la race future
L’art poétique, CHANT PREMIER. Boileau
C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'Art des Vers atteindre la hauteur.
S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète,
Si son Astre en naissant ne l'a formé Poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif.
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
A la muse Calliope, Ronsard
Descends du ciel, Calliope, et repousse
Tous les ennuis de ce tien nourrisson,
Soit de ton luth, ou soit de ta voix douce,
Ou par le miel qui coule en ta chanson.
Par toi je respire,
C'est toi qui ma lyre
Guides et conduis ;
C'est toi, ma Princesse,
Qui me fais sans cesse
Fol comme je suis.
Certainement avant que né je fusse,
Pour te chanter tu m'avais ordonné ;
Le Ciel voulut que cette gloire j'eusse
D'être ton chantre avant que d'être né.
La bouche m'agrée
Que ta voix sucrée
De son miel a pu,
Laquelle en Parnasse
De l'eau de Pégase
Gloutement a bu.
Heureux celui que ta folie amuse !
Ta douce erreur ne le peut faire errer,
Voire et si doit t'ayant pour guide, ô Muse,
Hors du tombeau tout vif se déterrer...
Si dès mon enfance
Le premier de France
J'ai pindarisé,
De telle entreprise
Heureusement prise
Je me vois prisé...
C'est toi qui fais que j'aime les fontaines
Tout éloigné de ce monstre ignorant,
Tirant mes pas par les roches hautaines
Après les tiens que je suis adorant.
Tu es ma liesse,
Tu es ma Déesse,
Mes souhaits parfaits ;
Si rien je compose,
Si rien je dispose,
En moi tu le fais.
Dedans quel antre, en quel désert sauvage
Me guides-tu, et quel ruisseau sacré
A ta grandeur me sera doux breuvage,
Pour mieux chanter ta louange à mon gré ?...
Sus debout, ma lyre !
Un chant je veux dire
Sur tes cordes d'or :
La divine grâce
Des beaux vers d'Horace
Me plaît bien encor...
Cahiers, Jean Cocteau
La mort a le bras long elle a la main plus douce
Que le naseau d'un cheval
Et sache qu'il suffit d'une faible secousse
Pour la perdre dans le bal.
[…]
J'ai si longtemps flatté son épaule et son aile
Caressé son cou poli
Que tout cela ne peut que finir après d'elle
Couchés sur le même lit.
Pégase mis au joug, Friedrich Schiller —Traduit par Gérard de Nerval.
Dans un marché de chevaux (à Hay-Market, je crois), certain poète affamé mit en vente Pégase, parmi beaucoup d’autres denrées.
Le cheval ailé hennissait et se cabrait avec des mouvements majestueux. Tout le monde l’admirant, s’écriait : « Le noble animal ! quel dommage qu’une inutile paire d’ailes dépare sa taille élancée !... Il serait l’ornement du plus bel attelage. La race en est rare, car personne n’est tenté de voyager dans les airs. » Et chacun craignait d’exposer son argent à un pareil achat ; un fermier en eut envie : « Il est vrai, dit-il, que ses ailes ne peuvent servir à rien, mais en les attachant ou en les coupant, ce cheval sera toujours bon pour le tirage. J’y risquerais bien vingt livres. » Le poète ravi lui frappe dans la main : « Un homme n’a qu’une parole ! » s’écrie-t-il, et maître Jean part gaîment avec son emplète.
Le noble cheval est attelé ; mais à peine sent-il une charge inconnue, qu’il s’élance indigné, et d’une secousse impétueuse jette le chariot dans un fossé : « Oh ! oh ! dit maître Jean, ce cheval est trop vif pour ne mener qu’une charrette. Expérience vaut science : demain j’ai des voyageurs à conduire, je l’attellerai à la voiture ; il est assez fort pour me faire le service de deux autres chevaux, et sa fougue passera avec l’âge. »
D’abord tout alla bien : le léger coursier communiquait son ardeur à l’indigne attelage dont il faisait partie, et la voiture volait comme un trait. Mais qu’en arriva-t-il ? Les yeux fixés au ciel, et peu accoutumé à cheminer d’un pas égal, il abandonne bientôt la route tracée, et, n’obéissant plus qu’à sa nature, il se précipite parmi les marais, les champs et les broussailles ; la même fureur s’empare des autres chevaux ; aucun cri, aucun frein ne peut les arrêter, jusqu’à ce que la voiture, après mainte culbute, aille enfin, au grand effroi des voyageurs, s’arrêter toute brisée au sommet d’un mont escarpé.
« Je ne m’y suis pas bien pris, dit maître Jean un peu pensif, ce moyen-là ne réussira jamais ; il faut réduire cet animal furieux par la faim et par le travail. » Nouvel essai. Trois jours après le beau Pégase n’est déjà plus qu’une ombre. « Je l’ai trouvé ! s’écrie notre homme, allons ! qu’il tire la charrue avec le plus fort de mes bœufs. »
Aussitôt fait que dit : sa charrue offre aux yeux l’attelage risible d’un bœuf et d’un cheval ailé. Indigné, ce dernier fait d’impuissants efforts pour reprendre son vol superbe. Mais en vain : son compagnon n’en va pas plus vite, et le divin coursier est obligé de se conformer à son pas, jusqu’à ce qu’épuisé par une longue résistance la force abandonne ses membres, et qu’accablé de fatigues il tombe et roule à terre.
« Méchant animal, crie maître Jean l’accablant d’injures et de coups, tu n’es pas même bon pour labourer mon champ ! Maudit soit le fripon qui t’a vendu à moi ! » Tandis que le fouet servait de conclusion à sa harangue, un jeune homme, vif et de bonne humeur, vient à passer sur la route ; une lyre résonne dans ses mains, et parmi ses cheveux blonds éclate une bandelette d’or. « Que veux-tu faire, dit-il, mon ami, d’un attelage aussi singulier ? que signifie cette union bizarre d’un bœuf avec un oiseau ? Veux-tu me confier un instant ton cheval à l’essai, et tu verras un beau prodige. »
Le cheval est dételé, et le jeune homme saute sur sa croupe en souriant. À peine Pégase reconnaît-il la main du maître, qu’il mord fièrement son frein, prend son essor et lance des éclairs de ses yeux divins : ce n’est plus un cheval, c’est un dieu qui s’élève au ciel avec majesté, et déployant ses ailes, se perd bientôt parmi les espaces azurés, où les yeux des humains ne peuvent plus le suivre.
Pégase - José-Maria de Heredia
Voici le Monstre ailé, mon fils, lui dit la Muse.
Sous son poil rose court le beau sang de Méduse ;
Son œil réfléchit tout l’azur du ciel natal,
Les sources ont lavé ses sabots de cristal,
À ses larges naseaux fume une brume bleue
Et l’Aurore a doré sa crinière et sa queue…
Flatte-le, parle-lui. Dis-lui : « Fils de Gorgo
Pégase ! écoute-moi : mon nom, Victor Hugo,
Vibre plus éclatant que celui de ta mère ;
Mieux que Bellérophon j’ai vaincu la Chimère…
Ne me regarde pas d’un œil effarouché ;
Viens ! Je suis le dernier qui t’aurai chevauché.
Par le ciel boréal où mes yeux ont su lire,
Ton vol m’emportera vers la céleste Lyre ;
Car mes doigts fatigués, sous l’archet souverain,
D’avoir fait retenir l’or, l’argent et l’airain,
Veulent, à la splendeur de la clarté première,
Faire enfin résonner des cordes de lumière !... »
………………………………………………...
Il renâcle, il s’ébroue, il hennit, et ses crins
Se lèvent ! C’est l’instant. Saute-lui sur les reins !
Son aile, qui se gonfle en un frisson de plume,
Palpite dans la nuit ou Sirius s’allume.
Pars ! Tu l’abreuveras au grand fleuve du ciel,
Qui roule à flots d’argent le lait torrentiel…
………………………………………………...
Enfonce le zénith et, riant de l’abîme,
Monte plus loin, plus haut, dans l’azur plus sublime !
Que l’envergure d’or du grand Cheval ailé
Projette une ombre immense en l’éther étoilé
Et que son battement d’ailes multicolore
Fasse osciller la flamme aux astres près d’éclore.
Monte ! Pousse plus haut l’essor de l’étalon
Vertigineux ! Va, monte ! Et, battant du talon
Le Monstre que ton bras irrésistible dompte,
Monte encore, toujours, éternellement ! Monte !
Pégase attelé - Alice de Chambrier
Oh ! qui dira jamais la douleur impuissante
De Pégase arrêté dans son essor divin
Et qui sent tressaillir son aile frémissante
Sous le harnais pesant qu’il veut briser en vain !
Son être est dévoré par un espoir immense.
Il voudrait s’élancer dans l’air étincelant ;
Mais sur le champ étroit que son maître ensemence
Il doit traîner le soc d’un pas égal et lent.
Et comme, malgré lui, sa passion l’anime,
Comme il cherche toujours à reprendre son vol,
Le paysan, craignant cette douleur sublime,
Cherche le sûr moyen de l’attacher au sol.
Il met le fier coursier entre deux bœufs tranquilles
Qui du matin au soir s’en vont indifférents,
Sans désirs insensés, sans rêves inutiles,
Ouvrant droit devant eux leurs yeux mornes et grands.
Que peuvent-ils savoir de la sauvage envie
Qui ronge ce captif vaincu par le destin !
Marcher paisiblement sur la route suivie,
Puis la nuit, au bercail, dormir jusqu’au matin ;
Voir chaque jour passer, lent, calme et monotone,
Sans que nul incident n’en traverse le cours ;
Toujours du même point voir l’astre qui rayonne
Marquer également les heures et les jours :
Voilà leur existence invariable et douce,
Qui suffit à leurs goûts, et n’a pour excitant
Que l’aiguillon du maître et les gros mots qu’il pousse
Quand leurs pas ralentis s’attardent un instant....
Et le noble coursier, dont le vol magnifique
Effleurait en passant les astres radieux,
Doit remplir, enchaîné, ce travail prosaïque,
Et, triste, se courber sous un joug odieux.
Ah ! n’est-ce donc pas là ton image, ô génie,
Toi que ton aile d’or veut emporter au ciel,
Parmi ces régions d’où la sainte harmonie
Te jette les accents de son mystique appel !
Tu ne peux lui répondre et t’élancer vers elle,
Tu ne peux t’abîmer dans l’azur étoilé,
Tu ne peux, indomptable et sauvage rebelle,
Poursuivre ton désir et ton rêve envolé !
Ô malheureux captif en des chaînes cruelles,
Qui d’air et de clarté seras toujours épris,
Comme Pégase aussi tu sens frémir tes ailes,
Et sur le sol obscur tu restes incompris !
Sur la route uniforme et par chacun suivie,
Sombre tu dois marcher, et ta pensée, hélas !
Devant les vérités amères de la vie,
Se courbe sous un joug qui ne se brise pas.
Et la réalité, ce laboureur austère,
T’attelle, dédaignant tes plus nobles élans,
Entre l’indifférence et la rude misère,
Ces bœufs puissants et lourds qui s’en vont à pas lents.